Biographie

L'Orgue ( Part. 2 )

Au cœur de ses productions religieuses, Tinel écrivit encore des œuvres profanes : la Marche Nuptiale op. 30 pour piano à quatre mains, orchestrée ensuite, et écrite à l’occasion des noces d’argent de ses amis Pierre-Paul Alberdingk Thym-Gfrörer et toujours pour clavier les Bunte Blätter op. 32, et c'est la dernière pour piano seul, et pas moins de 9 œuvres vocales a capella et avec accompagnement de piano.

Dans une lettre envoyée à Constance Teichmann 5, le 3 mars 1885, Tinel écrivit : "…J'ai commencé justement lundi dernier un recueil de morceaux de piano que Breitkopf et Haertel m'ont demandé pour entamer leurs relations avec moi…Ces morceaux de piano, qui seront au nombre de six et porteront comme titre général soit Bunte Blätter ou Fantasiebilder sont à peu près terminés, du moins l'esquisse…" et le 21 mars 1885, il annonce à la même correspondante : "Je viens d'envoyer à MM. Breitkopf et Haertel, de Leipzig, mon manuscrit Bunte Blätter, Sechs Klavierstücke, op. 32, recueil que j'ai écrit pour eux dans l'espoir de les voir publier au moins quelques unes de mes œuvres précédentes…". Les six morceaux contenus dans le recueil ont chacun leur caractère individuel. La Marche introductive est pleine d'exubérance et de vigueur. Au thème énergiquement accentué du début succède un second motif – celui du Trio - d'une belle et ample ligne mélodique. Comme dans la marche de Klokke Roeland, l'auteur semble avoir voulu évoquer quelque cortège historique parcourant les rues et les places publiques de vieilles cités flamandes et défilant devant les beffrois, symboles de la grandeur de la Flandre dans le passé… Suivent un Scherzino, gracieux et léger, et un Allegretto, tendre sourire d'un père qui se penche sur le berceau de son fils … Le Menuet, avec son dessin obstiné d'arabesques et ses caractéristiques tenues de pédales, insinue dans la forme ancienne la sensibilité moderne.

Dans la houle de l'Appassionato, l'on discerne l'un de ces drames du cœur qui nous dépeint la fiévreuse dépression de l'artiste en ces jours tourmentés de son existence. Le cri d'une détresse humaine s'y fait entendre dans la brûlante Leidenschafft schumannienne. Le n°6 est un Adagio en ut mineur. C'est une page fiévreuse où l'expression de la souffrance, pour se maintenir généralement dans la pénombre, n'en est pas moins d'une grande intensité. C'est une confession sentimentale qui dévoile une âme torturée par je ne sais quel impitoyable aiguillon. Ces élans brisés, cette marche harmonique où résonne le glas d'un morne désenchantement, ces gémissements qui montent des profondeurs de l'être, gagnent en acuité pour s'exprimer enfin en accents déchirants, puis retombent étouffés, brisés, sont l'écho pathétique d'un De Profundis où l'espérance et la consolation ont tari leur source…

En 1885, Tinel entreprit un voyage à Lourdes (22 mai au 6 juin). Ce pèlerinage lui inspira deux séries de lieder religieux flamands sur des poèmes de Guido Gezelle extraits des Kleengedichtjes : Zes Geestelijke Gezangen op. 33 (Chants Spirituels), six chœurs a cappella pour quatre voix mixtes, deux de cette série furent écrites avant son départ et les quatre autres à son retour de Lourdes et Zes Marialiederen op. 34, six chœurs a cappella pour quatre voix mixtes. Cette deuxième série fut écrite à Lourdes même (29 mai-2 juin). Une troisième série, faisant partie, avec les deux précédents, du Cycle-Gezelle, fut écrite à la fin de cette même année (11-24 décembre) : Vier Adventsliederen op. 35, quatre chœurs pour quatre voix mixtes avec accompagnement de piano. Ces trois séries font partie des neufs œuvres vocales a capella et avec accompagnement de piano dont j’ai parlé cité plus haut. Les Marialiederen 6, humbles chants, constituent peut-être la partie la plus pure, la plus spontanée de l’œuvre mystique de Tinel. Ces six chants riches de substance et épurées de réalisation, forment, avec une sérénité soutenue, la qualité spécifique d’un mysticisme sans angoisse, de pur amour, d’idéale pureté de cœur. D’une autre nature est le mysticisme des Geestelijke Gezangen et des Adventsliederen. C’est l’un des traits du mysticisme de Tinel de communiquer à la musique l’acuité douloureuse et lancinante de la meurtrissure du corps. Le cycle-Gezelle, en son quatrième chant des Adventsliederen, se clôt par un acte de foi.

Gij Schepper van het lichtgewelf, / onfaalbaar Licht en Waarheid zelf, / die ons verlicht en altemaal / doet leven, horkt naar onze taal. / Gij hebt ons aller schuldigheid, / zachtmoedig Lam, ter dood geleid, / … met uw onschuldig offerbloed / aan 't kruis gedempt en uitgeboet ! / Wij bidden dan, o Heere, en slaat / geen eischende ooge op zonde en kwaad, / maar scheld ons, Gij die vader zijt, / alle oude schande en schulden kwijt ! / Zij God de Vader eere en kracht, / zoo God den Zone ook toegebracht ; / zij God de heilige Geest, vol eer / geprezen nu end'immer meer ! Toi, Créateur de la voûte céleste, / Lumière infaillible et Vérité personnifiée / Qui nous éclaire et nous fait vivre tous, / Écoute notre langage ! / Tu as effacé nos fautes à nous tous,/Agneau clément, conduit à la mort, / Par le sacrifice de ton sang innocent / Versé sur la croix / Nous te prions donc, Seigneur, ne jette pas/Un regard sévère sur nos péchés et sur nos fautes ! / Mais acquitte-nous, toi qui es notre Père, / De toutes nos hontes et de toutes nos dettes du passé ! / Honneur et puissance à Dieu le Père, / Ainsi qu’à Dieu le Fils / Et à Dieu le Saint Esprit ! / Qu’ils soient loués maintenant et pour toujours !

Sur une pédale grave de tonique s’ébranlent les accords de mi bémol majeur en une lente et solennelle démarche. A celle-ci se substitue, dans l’épisode intermédiaire, un accompagnement instrumental constitué par une figuration ininterrompue de croches évoluant sur une basse harmonique dans le ton relatif ut mineur. L’épisode final ramène avec la tonalité de mi bémol, la lente évolution harmonique où les voix du chœur expriment l’apaisement que produit dans l’âme la confiance en l’Agneau qui ôte le péché du monde. Ce morceau final nous surprend par sa saisissante grandeur, à la réalisation de laquelle concourt le symbolisme de la réalisation technique. La plastique musicale, la richesse suggestive y gardent une valeur analogue à celle de la pensée poétique proprement dite. Entre la force des sons et la force de l'âme, le rapport est ici parfait et constant. Et nous ferons observer, en terminant, que Tinel, dans les pages annonciatrices du lyrisme mystique de ses grandes œuvres hagiographiques que constituent ses trois cycles de chants écrits sur des textes de Guido Gezelle, dégage son originalité en profondeur ; qu'une économie serrée et simplifiée donne à son discours son maximum de poids, et qu'à ses moyens, qui sont simples, il confie une grande richesse- expressive.

Par ailleurs, l'auteur nous donne le sentiment que l'ordre et l'unité sont inséparables de l'art classique. Et l'on pourrait appliquer à l'œuvre que nous venons de passer en revue ce qu'énonçait Eugène Delacroix à propos de la sienne: « ç'est le sentiment de l'unité et le pouvoir de la réaliser dans ses ouvrages qui font le grand écrivain et le grand artiste.


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