Edgar TINEL vit le jour à Sinay (Flandre orientale) le 27 mars 1854; il fut le second fils d'une famille de neuf enfants. Dès sa prime jeunesse, il porta une prédilection pour les rêveries solitaires et les sonneries de cloches; ces dernières influencèrent d'ailleurs plus tard l'une ou l'autre de ses compositions. L'éducation musicale du jeune Tinel se fit d'abord par son père Pierre-François, instituteur et organiste, qui lui inculqua dès ses premières années la technique élémentaire du clavier; âgé de sept ans, Edgar tint plus d'une fois les orgues à l'église lors de cérémonies religieuses. Conscient des dispositions de son fils, Pierre-François Tinel l'envoya vers la capitale au prix de lourds sacrifices. Il y reçut une éducation primaire, avec latitude de suivre des cours au Conservatoire royal. Son admission au célèbre établissement s'effectua dans des circonstances qui appartiennent à l'Histoire. Elles sont évoquées, à propos du piano-bureau de Fétis, dans la quatrième volume du Catalogue descriptif du Musée instrumental du Conservatoire de Bruxelles, rédigé par Victor Mahillon.
Un tout petit garçon, l'œil brillant, mais la tournure timide et l'aspect campagnard est présenté au Conservatoire de Bruxelles, par son père, pour y être admis en qualité d'élève. Ils sont reçus, sous le porche, par Hals, le concierge de joyeuse mémoire. Le cerbère, les mains dans les poches, le chapeau renversé dans la nuque, les lunettes sur le front, toisa dédaigneusement le bonhomme… "Non, c'est inutile, dit-il au bout d'un instant, nous ne voulons pas d'un pareil petit paysan au Conservatoire." L'enfant baisse la tête et se met à pleurer. Mais le père, homme de décision, demande une audience à Fétis. L'illustre maître le reçoit aussitôt dans son cabinet de travail et consent à examiner lui-même le petit candidat. "Tenez, mon petit ami, lui dit-il, mettez-vous là à mon piano, et faites-moi entendre quelque chose." Hélas ! le clavier était beaucoup trop élevé, les bras de l'enfant y arrivaient à peine, la position était impossible !… Le Maître, avec sa bonté habituelle, va à sa bibliothèque, entasse sur la chaise volume sur volume, et le pianiste en herbe trouve enfin une position convenable. O prodige ! l'enveloppe villageoise cachait une belle âme d'artiste. Au bout de quelques mesures, le Maître arrête l'enfant, l'embrasse, prononce non seulement son admission, mais lui prédit un brillant avenir.
La prophétie s'est réalisée. Il se mit ainsi à l'étude du piano chez Michelot, du violon chez Smitscorps et du chant chez Schubert. Âgé d'une quinzaine d'années, le jeune Tinel voulut se consacrer entièrement à la musique. Les difficultés matérielles de la famille l'obligèrent à subvenir à ses besoins; c'est ainsi qu'il donna des leçons de piano et, comme il avait une fort jolie voix de Soprano, il s'engagea comme choriste à la Maîtrise de Sainte-Gudule (actuellement Cathédrale Saint-Michel). Edgar chantait les soli dans les messes de Gounod, de Cherubini, de Weber, etc. La limpidité de son timbre et la souplesse de son émission prêtèrent, un jour de cérémonie religieuse, à une émouvante équivoque : le doyen de Sainte-Gudule fit de sévères remontrances au maître de chapelle Joseph Fischer pour avoir, à l'encontre des plus sévères prescriptions liturgiques, eu la témérité d'introduire une femme au jubé… La stupéfaction du doyen fut grande lorsqu'il apprit que cette femme n'était autre que le jeune Tinel.
De bonne heure, au Conservatoire, Edgar Tinel remporta les premiers prix de solfège et de théorie musicale. Présenté à Lemmens, professeur titulaire de la classe d'orgue de l'établissement, il en reçut cet accueil : "Comment voulez-vous que je lui apprenne l'orgue à ce gamin ? Il n'a même pas les jambes assez longues pour atteindre les pédales ? Qu'il aille d'abord apprendre le contrepoint chez Fétis; nous verrons plus tard. "A l'encontre du règlement qui interdit aux élèves n'ayant pas encore accompli leur dix-septième année l'accès au cours de contrepoint, il s'en fut donc, à peine âgé de douze ans, chez Fétis, qui l'accueillit dans son cours. Après la mort du vieux maître, survenue en 1871, il fut admis dans la classe de contrepoint de Hubert-Fernand Kufferath, où il put à loisir se perfectionner dans la science du canon et du choral.
L'année 1869 vit son premier succès, lors du concours auquel prirent part les élèves de la classe d'Alphonse Mailly. Edgar Tinel exécuta brillamment le Second Concerto pour piano et orchestre en la majeur de Liszt, concerto qui fut, en cette circonstance, joué pour la première fois à Bruxelles. De la classe de Mailly, il passa au cours supérieur de piano de Brassin et fut, d'autre part, élève de Joseph Dupont, professeur d'harmonie écrite, au cours de qui il remporta le premier prix l'année 1870. De l'enseignement d'Adolphe Samuel, qui, de 1860 à 1871, enseigna, au Conservatoire de Bruxelles l'harmonie pratique, il garda un souvenir particulièrement vivace… Mais c'est surtout dans la classe de piano que le zèle d'Edgar Tinel fut ardent. Pendant l'année scolaire 1871-1872, il fournit le travail qui devait lui assurer le second prix. Comme morceau de concours, il joua l'op. 106 en si bémol de Beethoven, la redoutable Sonate für das Hammerklavier. Le lendemain, le lauréat se rendit à la maison de ses parents pour leur annoncer son succès. Ah ! c'était une belle soirée d'été que celle où le jeune homme, marchant silencieusement et le cœur gonflé d'émotion, à travers les champs d'épis dorés, revit les lieux où s'était écoulée son enfance. Ce retour à la terre natale, marqué par le contraste entre la fiévreuse agitation de la grande ville et la paix profonde de la nature, est, de même, resté inaltérablement gravé dans la mémoire du maître.
L'année suivante, un autre succès couronna le travail de l'élève préféré de Brassin, et, cette fois, la consécration de son talent va être définitive et déterminer dans sa carrière une période féconde en mémorables interprétations.
C'est en 1873 qu'Edgar Tinel obtint à l'unanimité, avec l'exécution de la première partie de la Sonate en mi bémol de Weber, le premier prix de piano. La carrière de virtuose s'ouvrait devant lui, il s'y engagea hardiment. Les publications de l'époque nous ont transmis l'impression d'art que son jeu produisait sur les auditeurs. "Edgar Tinel, rapportait Maurice Kufferath, avait débuté avec éclat, comme pianiste, à l'âge de dix-huit ans. Ceux de ma génération n'ont pas oublié la sensation énorme produite par lui aux concours de l'année 1873 où il obtint le premier prix à l'unanimité. Jamais on n'avait vu au Conservatoire un concours aussi brillant, et tout de suite Edgar Tinel fut acclamé dans les concerts de Bruxelles, Gand, Anvers, Aix-la-Chapelle, à Londres. Son toucher était d'une limpidité, d'une clarté surprenantes, sa technique remarquable, et le sentiment d'une élégante et charmante musicalité". Ces qualités avaient pu être appréciées à loisir dans les séances qui mirent l'artiste en contact avec le grand public. Ce contact s'effectua, dès l'abord, le 16 janvier 1875, en la salle de la Grande Harmonie, lors d'un concert organisé par l'Association des Artistes-Musiciens (la plus importante société de concerts bruxellois à cette époque.). L'œuvre exécutée était le Concerto en fa mineur de Chopin. Joseph Dupont dirigeait l'orchestre.
Peu de temps après, invité par l'Instrumental-Verein d'Aix-la-Chapelle, Tinel y fit entendre le Concerto en sol mineur de Mendelssohn. Si vif y fut son succès que la dite société le pria de paraître derechef devant les mélomanes rhénans. L'œuvre interprétée était, cette fois, le Concerto en sol majeur de Beethoven, joué de mémoire et sans répétition préalable. Un élève de Schumann, le Kapellmeister Breunung, se trouvait au pupitre de direction. Deux morceaux complétaient le programme pianistique : In der Nacht, de Schumann, et une Polonaise de Hans von Bülow. Tinel se rendra deux fois encore à Aix-la-Chapelle où, décidément, il fut le favori du public. Il y redonna, en 1879, le Concerto en fa mineur de Chopin, augmenté de trois morceaux de sa composition : Joie, Petites Fleurs et le Scherzo en ut mineur. L'année suivante, en décembre 1880, il reparut à l'Instrumental-Verein pour y faire entendre l'Aufschwung de Schumann, la Ballade en ré mineur de Brahms, la Contre-danse en do majeur de Beethoven-Seiss et le Concerto en la mineur de Grieg. L'œuvre du compositeur norvégien était inconnue du public allemand. Ce fut un artiste belge qui la lui révéla.