Reportons-nous aux années 1873-1876 qui virent l'éclosion des premières pages de notre auteur. Il se sentait, en effet, de plus en plus attiré par la composition. C'est par le lied avec accompagnement de piano et d'orchestre et le morceau pour piano seul qu'il débuta dans la composition. Car nous ne faisons pas état du fragment biblique On the Sea of Galilée pour solo, chœur et orchestre de Gounod, que Tinel transcrivit pour piano à quatre mains en octobre 1875, à la demande de Georgina Weldon, non plus que des transcriptions pour orchestre et chant du lied de Schubert Der Wanderer et de celui de Schumann, Mondnacht, qui ont été effectuées en 1873-1876. Son premier opus forme le recueil intitulé Quatre Nocturnes pour Chant avec accompagnement de piano sur des poèmes de A. Van Weddingen. Le n°1, Qu'ils sont tristes ces jours d'automne, fut écrit à Sinay, en 1874. Le n°2 : Voici bien la funèbre enceinte, fut composée le 8 juin 1875, sur le Rhin, en bateau, entre Cologne et Königswinter. Le n°3 : Oiseau charmant et le n°4 : Du jour meurent les bruits, datent du printemps de 1876 et furent écrits à Bruxelles. Ils achèvent de constituer l'unité d'atmosphère et de pensée du recueil où l'auteur s'attache à créer un langage sentimental qui transpose, sur le plan de l'âme, les impressions de nature.
Son deuxième opus, Trois Morceaux de Fantaisie pour le Piano : Papillon, Le Soir, Adieu, furent écrits pendant l'hiver de 1873-1874, à Bruxelles. Les deux premiers sont moins des pages descriptives que des pages d'atmosphère. La volubilité du trait, la grâce souple, agile et capricieuse, les vives échappées de lumière qui font scintiller le tissu léger de la phrase nous proposent l'évocation de je ne sais quel jeu féerique où il y a du Puck et de l'Ariel... Dans Le Soir, c'est le charme doux et profond des paysages de Corot que l'on goûte, et l'Adieu, qui regarde du côté de Chopin, a la mélancolie d'un lied élégiaque. Dans le domaine du piano, encore, nous rencontrons, comme œuvre troisième, un Scherzo en ut mineur. Composé pendant l'été de 1875, à Bruxelles, ce Scherzo adopte la tradition chopinienne et schumannienne, mais, dit Ernest Closson, "si remarquablement écrit, si avantageusement virtuose qu'on s'étonne de ne pas le voir figurer sur les programmes, surtout ceux des concours." Et l'on ne laisse pas d'être séduit, en cette production de la vingt et unième année de l'auteur, par l'élan juvénile du lyrisme, l'attrayante alternance du majeur et du mineur, particulièrement sensible dans l'épisode du Trio. Et voici, comme Opus 4, un nouveau recueil de lieder comprenant trois mélodies flamandes sur textes de Ledeganck, Dautzenberg et Honoré Van Wezemael. Elles furent composées pendant l'été de 1875, à Bruxelles.
Les Quatre Mélodies de l'opus 5 furent écrites pendant l'hiver de 1874-1875, à Bruxelles, sur des poésies d'Emma Coeckelbergh, originaire de Saint-Nicolas-Waes. Elles sont extraites d'un volume intitulé Heures Perdues. L'ayant, un jour, découvert dans une maison amie, le compositeur lut, au hasard, quelques vers. Il fut séduit par le parfum d'intimité que dégageaient les poésies L'Automne, Charmante Rose, Bel enfant, Souris-moi, L'Oracle en défaut. Il emporta le livre, se mit à sa table de travail et écrivit d'une haleine les quatre mélodies précitées. Pour les publier, il fallait l'autorisation de la poétesse. Tinel la lui demanda; il l'obtint, et leur commerce épistolaire fit naître bientôt une communion plus étroite d'idées. Mlle Coeckelbergh avait l'âme trop éprise de sentiments vrais et élevés pour être insensible à l'âme d'artiste d'Edgar Tinel. De son côté, celui-ci lui confia la joie tout intime qu'il ressentait depuis le moment où il la rencontra. Ils se revirent lors d'un concert organisé par l'administration communale de Sinay, le 17 octobre 1875, où Edgar se fit entendre comme pianiste. L'heure heureuse avait sonné; la jeune fille devint la fiancée de l'artiste qui, deux ans plus tard, le 1er septembre 1877, deviendra sa femme et sa bienveillante collaboratrice. C'est encore des poèmes écrits en français de Mlle Coeckelbergh qui l'avaient sollicité dans l'op. 6 : Deux mélodies pour chant et piano composées pendant l'hiver de 1875-1876, à Bruxelles.
Quelques pages pour piano restent à signaler dans la production de cette période. L'Impromptu-Valse, qui est un brillant morceau de virtuosité, et la Chanson qui affecte la forme d’un lied instrumental nous ramenant au sentiment élégiaque, forment l'opus 7. La Sonate en fa mineur, neuvième œuvre, a été composée à Sinay en septembre 1875 et dédiée à Brassin. L’Allegro con fuoco initial démontre une faculté de développement ainsi que des ressources de puissance. L’une des qualités propres au procédé de développement de Tinel, c’est le repos dans la tonalité. A ce propos, il me paraît intéressant de citer une critique acerbe de Paul Tinel 2: « Rien ne dénonce les faiblesses qui déparent mainte composition instrumentale d’après 1914-1918, tel, le changement de tonalité déjà à partir de la deuxième mesure; tel encore, l’usage immodéré de la modulation, aussi injustifiée que vide de sens, la plupart du temps, et qui n’est propre qu’à farder la déficience de l’inspiration… ». En contraste très accusé avec le thème initial, le second motif, chantant, mélodieux, absorbe la majeure partie du développement. Les proportions prises par celui-ci font que la première partie est non seulement la plus importante au point de vue thématique, mais qu’elle occupe dans l’œuvre entière autant d’espace que les trois autres mouvements réunis; l’Adagio, un beau lied d’un sentiment pur et intime; le Vivace, en deux-quatre, de forme scherzo, et l’Allegro d’un caractère de virile gaieté. A propos du premier mouvement, l’idée-mère qui a dominé sa conception a été suggérée à Tinel par la silhouette massive de la Porte de Hal, de Bruxelles, et il a voulu évoquer, dès lors, le souvenir d’un passé martial, tout vibrant de grandeur et d’exaltation patriale...